Du 11 au 14 mai 2016
A l'Institut Français du Laos
Avenue Lane Xang, Vientiane
Reservations : 020-54023919
Entrée libre sur réservation
Parce que l’esprit dérangé d’un metteur en scène a émis le pari fou de rendre hommage à William Shakespeare pour le 400ème anniversaire de sa mort en le faisant parler simultanément laotien, français et anglais. De plus, estimant que le théâtre est un art qui manque encore cruellement au Laos, le metteur en scène espère ainsi faire une modeste contribution au développement de la scène culturelle de Vientiane. L’idée étant aussi de faire découvrir l’œuvre de celui qui est considéré comme l’un des plus grands dramaturges et poètes du théâtre occidental à une nouvelle audience qui n’a jamais eu l’occasion de l’entendre dans sa langue d’origine.
Deux jeunes filles et deux jeunes hommes soumis au jeu cruel des amours contrariés, une fleur aphrodisiaque qui embrouille les sentiments, un roi et une reine faisant trembler le monde en se disputant un enfant, des esprits espiègles semant la confusion au cours d’une nuit dont personne ne saura vraiment si elle est un fantasme, une illusion ou un songe, mais dont nul ne sortira indemne : voilà les ingrédients (réels ou rêvés ?) de cet étrange chassé-croisé se déroulant dans la jungle tropicale d’Asie du Sud-Est. Le metteur en scène a en effet transposé cette fantaisie shakespearienne dans un Vientiane antique et imaginaire (renommé la Cité de Santal) et a remplacé la symbolique de la mythologie grecque par le folklore animiste laotien. Dans un monde où les fées sont devenues des esprits et des phis se plaisant à manipuler les mortels et à les métamorphoser en singes ou en amants contrariés, jalousie, illusions, désir, rivalité et métamorphoses sont au programme de cette nuit d’amour très agitée. Vanida aime Somleth qui aime Dokmai qui aime Viengsay qui l’aime en retour mais ne peut l’épouser car elle est promise à Somleth qui a rompu ses fiançailles avec Vanida depuis qu’il s’est amouraché de Dokmai. Viengsay et Dokmai décident de s’enfuir et sont pourchassés par Somleth lui-même pourchassé par Vanida. Ces destins croisés, qui se perdent et se retrouvent dans la forêt, jonglent avec l’imaginaire du spectateur, en passant des codes de la tragédie à ceux de la comédie, du monde réel à celui des rêves, de la poésie enchanteresse des esprits aériens aux délires prosaïques des ivrognes.
William Shakespeare, né en avril 1564 à Stratford-upon-Avon, dans le Warwickshire (centre de l'Angleterre), est considéré comme l’un des plus grands poètes et écrivains de la culture anglo-saxonne. Il écrivit 37 œuvres dramatiques entre les années 1580 et 1613, dans de nombreux registres comme la tragédie (Roméo et Juliette en 1595, Hamlet en 1603, Le Roi Lear en 1604 ou Macbeth en 1606), la comédie (Beaucoup de bruit pour rien en 1600 ou La mégère apprivoisée en 1594) et le drame historique (Richard III en 1591, Henri V en 1599 et Henri VI en 1593). Pour répondre à la demande de nouvelles pièces de divertissement à l’époque élisabéthaine, alors agé de 30 ans, il compose Le Songe d'une nuit d'été entre 1594 et 1595. Il deviendra ensuite un véritable entrepreuneur du spectacle en devenant actionnaire du théâtre du Globe en 1608 à Londres, avant de prendre sa retraite en 1611. Il mourut le 23 avril 1616, à l’âge de 52 ans. Connu pour sa virtuosité stylistique et la richesse de ses intrigues, celui que l’on surnomme désormais le génie de Stratford, a été de son vivant un acteur, un auteur et un entrepreneur de spectacle en vue, admiré et jalousé. A la postérité, son oeuvre se révèlera inépuisable. Aujourd’hui encore, 400 ans après sa mort, une activité critique confinant à l’industrie - produisant 5000 articles, livres et thèses par an - témoigne de notre fascination pour le prolifique dramaturge. L’influence du dramaturge sur la langue anglaise est telle que celle-ci est parfois surnommée « la langue de Shakespeare ». Il est probablement le nom le plus connu du théâtre occidental. Le Laos a vu sa première représentation professionnelle d’une pièce de Shakespeare lorsque la troupe du Globe de Londres, faisant son tour du monde avec Hamlet s’est arrêté le temps d’un soir en 2015 à Vientiane.
Sponsors : l’Institut Français du Laos, l’ambassade du Royaume-Unis au Laos, L'ambassade d'Australie
Partenaires : Fanglao Dance Company
Adaptation et mise en scène : Thiane Khamvongsa (France)
Scénographie et lumières: Marine Lacroix (France)
Costumes : Elodie Lo King Fung (France)
Chorégraphies : Collectif avec Fanglao Dance Company, Oula Pha Oudom (Laos), Thiane Khamvongsa et Marine Lacroix (France)
Musique originale : Hanna Lord (Australie)
Sons et ingénierie musicale : Mark Wesley-Smith (Royaume-Unis)
Puck : Oula Pha Oudom (Laos)
Obéron : Romain Arcizet (France)
Titania : Thiane Khamvongsa (France)
Phoutone/Tone/Fée : Aeksaluck Oudomsouk (Laos)
Aphida/Dok Champa/Villageois : Mimee Keolouanglath (Laos)
Dok Koulab/Villageois : Marine Lacroix (France)
Dok Mali/Villageois : Elodie Lo-King-Fung (France)
Fée/Villageois : Thanutchit Pharnnavong (Laos)
Dokmai : Agnès Couriol (France)
Vanida : Rachel Jolly (Australie)
Viengsay : Kevyn McGraw (Canada)
Somleth : Mark Lavis (Australie)
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Email : betessurlalune@gmail.com
Téléphone : 0649280463
Je n’ai pas pensé au Songe d’une nuit d’été avec l’idée de monter un projet théâtral franco-anglo-lao. C’est en pensant au Songe d’une nuit d’été qu’il m’est naturellement venu l’envie de travailler sur un projet théâtral multilingue. Je n’aurai d’ailleurs jamais pensé à monter cette pièce à Paris. En effet, je n’aurai pas pu imaginer quoi que ce soit d’inédit à ajouter qui n’ait pas déjà été fait 100 fois auparavant. C’est donc de la rencontre avec le Laos que cette évidence s’est révélée : le Laos et ses histoires de fantômes (phis) et d’esprits vengeurs qui hantent les campagnes, les autels d’ancêtres placés à l’entrée des villages pour la protection des âmes, et l’air d’animisme ambiant mâtiné de spiritualité bouddhique dans les villes. Au théâtre, Le Songe d’une nuit d’été a toujours été un bonheur pour les metteurs en scène. Ce conte féérique éxubérant, à la fois simple et abyssal, a la richesse de porter trois univers distincts qui offrent une infinité de possibilité d’adaptation. Quant aux thèmes de l’amour, de l’amitié, de la jalousie et de l’honneur, chers à William Shakespeare, ils restent obstinément d’actualité, 400 ans après la mort de l’auteur, et ce malgré quatre siècles de profondes mutations de la pratique théâtrale et de la société humaine. Pour toutes ces raisons, la pièce a déjà fait l’objet d’innombrables adaptations, dont certaines fantastiques et mémorables, mes favorites étant En attendant le songe d’Irina Brook et le Songe d’une autre nuit de la Compagnie Ks And Co. Cette dernière explorait déjà la fantaisie shakespearienne en deux langues dans une version colorée venue des forêts guyanaises. Que peut-on donc apporter de nouveau à ce qui a déjà été parfaitement fait ? Simplement continuer à vivre le théâtre. Il est toujours possible me semble-t-il, d’ajouter sa pierre à l’édifice si l’on reste fidèle à un processus de création qui se nourrit du « ici et maintenant ». Il s’agit d’ajouter à une pièce qui a été écrite dans l’Angleterre élisabéthaine ce que chaque comédien et comédienne, chaque danseur et danseuse, chaque technicien et technicienne et artiste de la troupe, riche de son histoire et de sa culture artistique peut apporter, qu’il ou qu’elle vienne d’Europe, d’Amérique, d’Asie ou d’Océanie. Sur ce projet, il s’agissait surtout d’apprendre les uns des autres et de nous-mêmes, pour livrer un Songe qui ne ressemble qu’à nous.
La pièce fut un récipient prodigieux à ce travail d’adaptation, par la symétrie parfaite des images et des symboles. Elle est immuable dans son dénouement, tout en se prêtant merveilleusement au travestissement d’une culture autre, selon la nouvelle lecture du metteur en scène. Lysandre et Démétrius, dans la pièce originale, deviennent Viengsay et Somleth, Hermia et Héléna sont Dokmai et Vanida, de jeunes nobles de la Cité de Santal dans un Laos antique et imaginaire. A la Cour de la reine Aphida, figure de l’autorité en lieu et place de Thésée, le destin de Dokmai est lié à celui de Somleth, ce qui la pousse à fuir par la forêt avec son vrai amour Viengsay. Antagonisme et dualité sont ici les maîtres du jeu, ils nous font passer du rire au sérieux et du tragique à l’humour. Au cœur de la jungle tropicale du Sud-Est asiatique, touffue et hantée, au commencement de la saison des pluie et ses promesse de fertilité, le Songe d’une nuit d’été devient le Songe d’une nuit de mousson. Les artisans simplets laissent la place à des villageois éméchés le temps d’un soir de célébration extatique et défoulatoire. L’âne disparaît au profit d’un singe. Le folklore laotien remplace la symbolique de la mythologie grecque dans le texte. Les fées deviennent des esprits, les phis tant redoutés dans la région répondant au doux nom de Dok Champa (fleur de frangipanier) ou Dok Koulab (rose) tandis que Puck exerce sa verve légendaire en laotien. Seul Obéron et Titania sont laissés tels quels, car ce sont là des êtres surnaturels et universels.
Dans cette adaptation, j’ai pris le parti d’exacerber les caractéristiques fantasmagoriques du Songe notamment à l’aide de la gestuelle des danseurs. L’inquiétude première de mon entourage à l’idée de la rencontre d’une pièce multingue, avec un public qui ne l’est pas forcément, était l’incompréhension. Hors, c’est bien là un des aspects typiques du rêve que de ne pas être compris, expliqué, ou faire sens. Les songes n’ont ni queue ni tête. Les forces inconscientes agissant dans le sommeil du rêveur renvoient à des images, des sons, des mouvements, des figures familières avec des comportements atypiques, des situations absurdes qui s’enchainent dans un tourbillon et c’est au spectateur de choisir de se laisser entraîner dans quelque chose qu’il ne comprend pas dans son intégralité, ou bien de se réveiller. Cet autre monde, passé la lisière de la forêt, est hors de contrôle et il s’agit de le vivre et non de le comprendre. Chacun des univers de la pièce a donc sa propre langue et son mouvement, tout en restant subordonné au sens général de l’œuvre. Il s’agit d’une invitation à un voyage théâtral atypique, qui commence comme une tragédie, qui se transforme en délire imaginaire, en fanstame mis en image dans un rêve, et se finit comme une comédie. Cette pièce de féerie, où l’imagination semble avoir été le seul guide doit se passer d’explication. Nous sommes dans le domaine du rêve. Pour le spectateur, le Songe d’une nuit de mousson doit ressembler à une promenade à la lisière de la jungle tropicale laotienne à la végétation dense et humide courbant sous la clarté de la lune dans un état de demi-sommeil enivré qui rend les esprits de la forêt moins effrayants.
Enfin, toutes les pièces de Shakespeare, même en son temps, devaient être raccourcies pour être jouées. Des fanatiques du théâtre seraient prêts à assister à des représentations intégrales qui dureraient près de quatre heures, mais cette pièce ne s’adresse pas à eux. Dans une optique de démocratisation de l’art de scène, notamment dans des pays en développement dont les priorités sont autres, il est important de contribuer à forger un théâtre accessible et ouvert à tous. C’est donc dans cet esprit que j’ai pris la liberté de simplifier l’intrigue et, non seulement de raccourcir le texte, mais aussi de l’adapter parfois en anglais moderne afin de désacraliser une grande œuvre classique au service d’un théâtre pour tous, d’un théâtre populaire. La représentation d’Hamlet de la troupe du Globe l’année dernière à Vientiane avait été spectaculaire, mais force avait été de constater que très peu de locaux avaient pu appréhender le sujet de la pièce, étant trop peu familier avec le langage théâtral élisabéthain. Le Songe d’une nuit de mousson a été crée dans une optique d’accessibilité au grand public quel que soit sa langue d’origine, car le langage du corps est universel et le texte malléable selon les exigences du rythme musical et gestuel afin d’organiser un récit musical, chorégraphique et textuel.
En ce qui concerne la scénographie, la pièce se déroule dans deux univers radicalement différent. A la Cité de Santal, Le palais de la reine Aphida, est un endroit lié à la royauté, à la dignité, la droiture, la froideur et le devoir. Il est le symbole de la civilisation et d'un ordre social pré-établit. Au contraire, la forêt tropicale est un lieu de la nuit, plein d'ombres et de mystères, l'habitat naturel des esprits, des fées et des phis. C'est un lieu ou on perd la tête, ou l'on laisser libre cours à ses pulsions et à ses inclinaisons les plus naturelles, les plus animales. La forêt abrite l'état sauvage de l'homme et de la nature. En conséquence, le concept scénographique de cette pièce revisitée consiste en l'opposition et le mariage de ces deux états extrêmes. Marine a trouvé l'équilibre scénographique avec l'articulation des éléments du théâtre classique et contemporain occidental, du style industriel minimaliste épuré, en y mêlant des objets laotiens traditionnels ou du quotidien. Par exemple, Le lit de Titania est fait d'une structure minimaliste de bambou accueillant un matelas lao-thai futon simple avec son coussin pyramidal en référence aux anciennes couches des princesses laotiennes. Pour créer l’atmosphère de nuit la forêt, elle s'est concentrée sur le bambou et le rotin comme support principal en y ajoutant un combinaison de lumières subtiles chaudes, contrastant avec les paramètres du palais pour les scènes de jour, plus froides, plus urbaines et contemporaines.
Monter une comédie anglaise du 16ème siècle avec une équipe de jeunes danseurs contemporains laotiens ? C’était une évidence même, de par cette énergie qui court dans leur corps et qui s’empare de cette folle histoire à dormir debout. Dès la conception de ce projet, j’ai toujours su que les créatures de la forêt devaient être jouées par des danseurs. Même pour le théâtre, le passage du corps réel de l’acteur/danseur au corps fictionnel et imaginaire du personnage reste un phénomène mystérieux. Or, outre le rapport à la langue, il y a aussi dans cet univers précis de la pièce, un rapport au corps qui est évident et jubilatoire. C’est une farandole haute en couleur où les corps dansent, chantent, portés par un souffle de poésie. Quatre danseurs de la troupe Fanglao jouent donc les fées, ces esprits tour à tour bienveillants ou malfaisants, qui ont le pouvoir d’influencer les destinées humaines. Ce fut leur première rencontre avec les mots du théâtre. Ils ont dû apprivoiser les mots de William Shakespeare traduits dans leur langue pour la première fois. Leur immense désir de jouer et la naïveté de leur rapport initial avec le théâtre est l’une des forces créatrices motrices du projet. Le désir est bien la clé de tout travail. Leur corps ont donc investis le monde fantasmagorique de la forêt du conte, mêlant réel et rêve, hommes et animaux, puissances tutélaires et corps désirants, imagination et bon sens, prosaïque et sacré. Leur bonne humeur et leur plaisir d’être sur scène sont jouissifs et communicatifs pour le spectateur. Les personnages de la pièce sont de tous les âges et conditions, véritables miroirs à facettes d’un vertigineux kaléidoscope humain. William Shakespeare a crée des personnages surhumains, ou terriblement humains, versatiles, exubérants, fous et lucides. J’ai voulu en reflet que des comédiens de tous les langages et cultures s’emparent des mots, avec leur vécu, leur façon de dire, leurs jolis accents et la poésie de leur réalité. Ce songe devait aspirer la soif de ces amateurs (au sens plein et noble du terme) de théâtre et se nourrir de leur façon d’aimer. Mon idée du théâtre le place dans un fort esprit communautaire avec une troupe évoluant ensemble dans un temps et un espace commun pour aller à la rencontre du spectateur (même s’il s’agit là d’une pratique difficile pour un metteur en scène formé de manière classique à la dramaturgie en France, ou l’on apprend surtout à devenir le responsable incontesté du sens pris de la représentation). Pendant trois mois de création donc, sur une base de 12h à 18h de répétitions par semaine, nous nous appliquons à travailler sur la détermination d’un noyau commun de représentation en partant des principes portés par les membres de l’équipe, qui sont inhérents aux différentes civilisations théâtrales d’un continent à l’autre.
Sur cette pièce, il s’agissait d’aller au-delà de la fracture entre les pratiques théâtrales nationales, entre théâtre d’Occident et d’Orient, entre théâtre, danse et chant. Dans cette optique, la mise en scène s’est rapporté à un travail d’accouchement. Il a fallu laisser transpirer les parois, laisser passer, ce qui vient de loin, de l’inconscient de 12 acteurs et danseurs et qui est venu se greffer à une totalité d’une représentation scénique, à un objet esthétique stable, guidés par la vision du metteur en scène qui le règle et l’harmonise. Ce changement de perspective profite à la pratique théâtrale et au travail du metteur en scène dans la mesure ou elle est disposée à revoir toutes les notions liées à la dramaturgie : le personnage, le sujet, le plateau, le corps, le « jeu », la finalité de l’œuvre. Au final, les présences scéniques des acteurs et danseurs originaires de différents pays et différentes cultures composent donc un tout organique, qui même s’il reste souvent hetéroclite, et parfois bancal, est avant tout, vivant.
Peu de pièces du grand maître anglais (ou peu de pièces tout court) ont été jouées sur la scène vientiannaise et jamais aucune n’avais intégré la langue lao auparavant. Culturellement, le théâtre de marionnettes et les ballets sont des traditions théâtrales importantes au Laos. Les troupes de danse majoritairement installées à Luang Prabrang et à Vientiane continuent à travailler d’anciennes pièces d’influence classique khmer, autrefois représentées à la Cour. Les performances étaient alors inspirées des épopées épiques du Phra Lak Phra Ram (la version lao du poème sacré indien du Ramayana) du Jataka ou de Sin Xay , accompagnées de musique traditionnelle laotienne. Dans ces contes, aux côtés du héros, des rois et des reines, apparaissaient les forces surnaturelles sous les formes de dieux, de démons, d’esprits et d’ogres. Suite aux années de guerres de l’indépendance du pays et à la Révolution, l’activité théâtrale au Laos s’est considérablement amoindrie, et commence à peine à reprendre du souffle, peu à peu, notamment par le biais de petites troupes.
D’un autre côté, la pensée théâtrale occidentale, directement inspirée de la mythologie grecque, nous vient du berceau méditéranéen. Les enfants et petits-enfants du théâtre antique se sont multipliés avec le théâtre populaire, la commedia dell’arte, le théâtre baroque, classique, romantique jusqu’à l’absurde et le contemporain. Il a connu bien des mutations de genres, d’écoles et de techniques. Le théâtre anglais contemporain d’Elisabeth 1ère, au 16ème siècle, est lui l’héritier des rituels médiévaux donnés dans la rue et sur les places publiques, et porte vers son accomplissement une pratique de scène tout à fait originale et singulière. Les représentations sont données à ciel ouvert, avant la tombée de la nuit, pour la foule. Le règne Elisabeth 1ère connaît une production théâtrale foisonnante, puisque quelque 1500 pièces ont été écrites, et plus d'une centaine d'auteurs sont recensés dont la postérité retiendra surtout le nom de William Shakespeare. L’écriture théâtrale s'adresse alors autant à l'élite aristocratique qu'au peuple.
Comment travailler ces deux influences en un ensemble organique ? Il ne s’agit pas de venir imposer une technique théâtrale venant d’Europe à des artistes laotiens, ni d’essayer de ressuciter le théâtre classique lao. Il s’agit d’une méthode de travail qui cherche à voir au-delà des barrières culturelles pour permettre le dialogue avec des réalités théâtrales autrement trop lointaines dans l’espace et dans le temps. Le théâtre est une histoire d’échanges, de voyages, et de compréhensions profondes de principes artistiques communs qui vont bien au-delà d’une ligne de démarcation culturelle. Depuis que le théâtre existe, l’Orient et l’Occident se sont inspirés l’un l’autre. Par exemple, durant mes années de formation, les écoles de théâtre nous enseignaientt la technique de représentation du Kathakali (forme de théâtre originaire d’Inde) pour essayer d’en adapter certains aspects à la préparation de l’acteur. L’idée d’amener le Laos dans une pièce de William Shakespeare doit donc dépasser l’image exotique d’un « Orient » au théâtre. Il ne s’agit pas seulement d’une source d’inspiration pour renouveler l’univers imaginaire pour un metteur en scène las de la routine théâtrale, mais d’interagir avec des interlocuteurs dans un processus qui précède la création. Il n’y a d’ailleurs aucune veillité de rendre compte d’un quelconque « rituel exotique » puisque la scène - ce dispositif spatial, musical et discursif - et l’idée même de théâtre, rend caduque toute question d’authenticité. Aucuns éléments de scénographie, de costume ou de mise en scène créés pour la pièce n’a été travaillé dans une optique d’authenticité ou d’exactitude ethnographique, mais bien conçus comme des formes artistiques, idéalisées et surtout imaginaires. C’est là le but de l’artiste, qui n’est ni historien ni anthropologue et qui recherche avant une mise esthétique qui répond à la nécessité d’un dispositif qui introduit à la fiction, dans un univers imagnié et lointain. Au-delà donc des suggestions exotiques et des influences, il s’agit d’assumer la valeur d’un patrimoine culturel commun qui dépasse les barrières culturelles particulières pour aboutir à un théâtre qui ne serait pas restreint à un espace géographique, mais qui suggèrerait une nouvelle variation de dimension mentale et une idée active dans la culture théâtrale moderne. C’est une pièce « interculturelle » ou nous ne devons plus percevoir un Orient ni un Occident, mais une polyperspective voire une désorientation (plutôt d’une direction). Ce qui ne veut en aucun cas dire que le spectacle comporte des approximations ou de l’improvisation. S’il est bien polymorphe, il reste codifié et réglé mais selon des formes théâtrales variées dont les symboles sont polysémiques. Il est surtout issu d’une rencontre entre performance (chorégraphique) et mise en scène (dramaturgique), dans un temps neuf, délivré de tout procès, ouvert à tout mouvement.
Ce Songe d’une nuit de Mousson vient donc de la rencontre d’une troupe éclectique vivant au sein d’une région du monde où la pluie rythme la vie, où des rituels animistes sont voués au culte des esprits, où les habitants gardent un grand respect pour les anciennes croyances en se livrant chaque année à des cérémonies vouées à la fertilité lors des lunaisons. C’est cette survivance des coutumes animistes qui a fait du Laos un lieu si propice à l’action du Songe d’une nuit de mousson. Malgré l'introduction et la pratique du bouddhisme, le culte animiste reste indissociable de l'âme et de la vie quotidienne des laotiens. Qu'ils soient paysans ou citadins, tous croient aux bons et aux mauvais esprits.
L’omniprésence de la lune dans la pièce originale est un miroir aux célébrations laotiennes - les bouns - qui sont pour la plupart des fêtes lunaires, notamment de pleine lune, sans doute pour faciliter jadis, les déplacements nocturnes d'un village à l'autre. C’est ainsi que, après avoir décider de supprimer le passage de « la pièce dans la pièce » dans le texte original où la lune est personnifiée, j’ai tout de même décidé de la matérialiser sur scène, en hommage aux célébrations faites en son honneur aussi bien par les êtres surnaturels que par les mortels. Les moments de célébration de l’amour et de la folie, du retour de la belle saison fêtés par les esprits et ceux des nouvelles moissons fêtées dans les village sont les reflets d’une même ferveur. La reine des fées danse des rondes et se livre à des ébats au clair de lune en compagnie de ses fées tandis que les villageois chantent, dansent et courtisent au son du mo lam (musique locale) tout en buvant du lao lao (alcool local). La nouvelle lune étant garante de la fertilité d’une union, à l’époque ces fêtes nocturnes s’accompagnaient de rituels célébrant l’éveil de la sexualité, en image à la promesse de fertilité, de la pluie fécondant la terre mère. Si aujourd’hui la société a transformé ces fêtes, leur donnant une signification plus appropriée afin de normaliser les pulsions, plus apte à assurer une procréation cadrée (notamment dans le cadre du mariage) plus compatible avec un ordre social stable et pour éviter la dispersion des patrimoines, nous avons l’entière liberté de les faire revivre dans la forêt du Songe d’une nuit de Mousson. William Shakespeare fait d’ailleurs cohabiter dans la pièce originale ce monde païen, archaïque, emprunt de folie et d’animalité et les festivités d’un mariage officiel de la noblesse qui annonce un ordre pré-établit ne suivant pas les inclinaisons naturelles (la promesse de mariage faite par un père alors que sa fille en aime un autre).
Il est souvent dit que William Shakespeare est pour la mythologie des fées, en Angleterre, ce qu’était Homère pour celle de l’Olympe ou J.R.R. Tolkien pour la fantaisie. Les personnages d’Obéron et de Titania étaient connus avant William Shaskepeare, mais l’auteur a développé leur légende originale. Puck (aussi connu sous le nom de Robin Goodfellow), serviteur spécialement attaché à Obéron, est regardé comme un esprit très malicieux et enclin à troubler les ménages. Si l’on n’avait pas soin de laisser une tasse de crème ou de lait caillé pour Puck, le lendemain il se serait vengé et le potage aurait été brûlé ou le beurre n’aurait pu prendre. Il y a là une correspondance parfaite entre la légende celte de ce ministre de vengeance, esprit étourdi, plein de légèreté et de malice, qui rit de ceux qu’il égare (« Que ces mortels sont fous ! »), et celle des esprits malins, des phi du Laos : « invisibles » agissants, malins, puissants, espiègles qui se plaisent à interférer dans le destin des hommes, parfois sur ordres de leurs maîtres, parfois de leur propres initiatives. Affranchis des lois de la scène, Puck et Obéron observent souvent les humains et parlent sur la scène sans être visibles.
Le culte des génies - les phi - est pratiqué chez les éthnies minoritaires tout comme chez les éthnies laotiennes. Il perpétue des rituels honorant les dieux de la forêt et de la montagne, les esprits du jour et de la nuit ou les génies des morts. Les phi, esprits ambivalents qui terrorisent les laotiens, se tapissent dans les arbres, les roches et les collines de la forêt, ce qui explique pourquoi les laotiens n’y entrent jamais seuls et jamais de nuit. A l’entrée de chaque village, un autel est dédié a ses gardiens protecteurs, de bons génies veillant à leur prospérité (les Phi ban). Ceux-ci sont célébrés chaque année lors de la lunaison, de mai à juin, avant le début de la saison des pluies. Ces fêtes, survivance de cultes antiques, ont pour but de s'assurer les bonnes grâces des puissances qui garantissent la récolte en faisant en sorte que la pluie vienne à temps et en quantité suffisante. Au début du Songe d’une nuit de mousson, nous apprenons justement que la dispute opposant le roi et la reine des esprits a causé un tel dérèglement des éléments que les inondations qui en ont résulté ont gâté les récoltes, mettant en péril la survie des mortels. Telles sont les catastrophes que ces esprits surnaturels, s’ils sont mécontents, peuvent causer. Leur mission est de protéger le territoire contre les esprits malfaisants et les maladies et d’assurer la prospérité et le bonheur des humains.
Si au final il est lieu de les craindre ou de les adorer, il n’est point d’esprit moraliste chez ces personnages aériens. Les fées, les esprits, les phi, quelque soient les noms dont on affuble les êtres impalpables de William Shakespeare, ne sont vrais que dans leur nature fantastique, démesurée, déraisonnable et truculente. Une reine peut aimer un singe, et les caractères dramatiques et les caractères grotesques sont placés au même niveau car au final, il n’y a pas plus de dignité à régner, à aimer, à désirer qu’à faire rire.
Les pièces de William Shakespeare sont traduites dans un très grand nombre de langues (sauf en lao) et jouées constamment sur toute la planète. L’idée d’une pièce mutlilingue, plutôt qu’une pièce entièrement traduite en lao, s’est imposé très rapidement notamment au gré des rencontres et de l’assemblage d’une troupe hétéroclite venus de 4 continents différents. L’énergie rencontrée dans le choc des cultures devait être dirigée vers la construction d’un travail nouveau. Monter une pièce au Laos et diriger des acteurs laotiens en lao, lorsque l’on a travaillé sur sa vie sur la scène parisienne est un défi effrayant. J’ai voulu créer une réciprocité, avec l’idée que l’on exporte une culture mais que l’on importe aussi celle de l’autre. Originellement pensée en franco-lao, la pièce est finalement jouée dans trois langues : le laotien, le français et l’anglais. Il était en effet crucial qu’aucune langue n’ait la « supériorité » sur une autre. Comment aurais-je pu attribuer, sans involontairement donner une hiérarchie, une langue aux mortels et une autre aux esprits de la forêt? Il s’agit encore une fois d’une histoire de métissage et d’équilibre, avec toujours cette croyance qu’une création est influencée par le lieu et le moment choisi pour la mettre en marche - le ici et maintenant. Notre ici et maintenant, c’est le Laos post-moderne, fier de sa culture (ou de ses cultures devrais-je dire) où l’on parle en majorité le lao, l’anglais, le français et quelques 83 langues minoritaires ou dialectes ! C’est donc Laurence Amigues, directrice déléguée de l’Institut Français au Laos qui me suggera la première d’y ajouter l’anglais sans se soucier de la traduction, en faisant confiance à l’universalité du théâtre.
Jouer dans trois langues était donc un moyen d’équilibrer le jeu, entre la langue maternelle de William Shakespeare dans laquelle la pièce a été écrite, le français, langue amoureuse du théâtre par excellence, et le lao, langue presque inédite dans la création théâtrale contemporaine. Si la répartition en trois langues fût faite de la façon la plus naturelle, il était néamoins primordial pour la symbolique, que le personnage principal Puck, parle laotien. L’histoire est situé au Laos, et le langage parlé à la Cour en présence de la reine Aphida est donc le lao. Les jeunes amants utilisent la langue de Shakespeare lors qu’ils se retrouvent entre eux, rêvent, s’aiment et se querellent. On imagine que les esprits quant à eux peuvent se faire comprendre dans toutes les langues. Puck et Dok Champa parlent lao car ils sont au Laos, accompagnant leurs maîtres dans leur tribulations, mais ils pourraient parler toutes les langues des pays qu’ils visitent. Titania et Obéron quant à eux, couple passionnel et destructeur, se déchirent et se réconcilient avec fièvre en français. Ils n’ont pas besoin de changer de langue pour être compris ni des humains ni des fées. C’est là leur magie. Une scène de théâtre est un lieu de dialogues, de créations et de confrontations. Dans cet esprit de partage des langues, la joliesse des accents divers des danseurs et acteurs, donnent une musicalité barriolée à un texte vieux de 420 ans. La pratique de faire jouer ensemble des acteurs aux accents étranges et étrangers, inaugurée en France par Peter Brook, ou de monter des pièces multingues, art rendu à la perfection par la troupe du théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, fait encore grincer des dents les conservateurs. Mais de manière générale, la présence du multilinguisme au théâtre créé une mise en abîme qui pousse le spectateur (qu’on ne suppose plus monolingue d’ailleurs) à réfléchir sur ses expériences dans un monde multilingue, nécessitant des intérprètes et traducteurs. Le théâtre aussi aujourd’hui est mondialisé. Il n’est plus lié à un territoire, ni même à des cultures. Il voyage dans l’espace, les langues et les pratiques.
Je défend donc ce choix en affirmant que le mariage des 3 langues n’est pas plus scandaleux que le mariage du théâtre, de la danse et du chant dans ce spectacle. Le travail effectué sur la mise en scène de cette pièce repose sur le « corps et la voix énonçant » comme parole scénique, obligeant le public à bâtir progressivement l’expérience dramatique dans des langues qu’il ne maîtrise pas forcément. La mise en scène - ou bien est-ce la dramaturgie ? - c’est également construire une partition musicale, une diction parfois psalmodiée avec des leitmotivs musicaux, une chorégraphie de déplacements et de mouvements. C’est le corps et l’agencement des voix qui donnent à entendre un certain sens, quelque soit la langue parlé par les acteurs, et celles comprise par l’auditeur. Le corps des amants est figé, rigide, lorsque ceux-ci sont dans le palais, puis se libère violemment en entrant dans la forêt enchantée. Le corps des fées dansant dans la forêt est animal, et ne cherche pas tant à caratériser un personnage qu’à sentir physiquement la trajectoire de l’histoire racontée, à éprouver la « poussée du corps » face au matériau textuel. Les personnage du palais, alors qu’is étaient figés et controllés au début de la pièce, laissent tomber la bienséance et les normes sociales une fois dans la forêt, et deviennent bestiaux, incontrolables. Leur corps se libèrent et font écho à l’animalité des fées, des dieux et des esprits qui crient, dansent et querellent de tout leurs corps. Pourtant lorsque la dispute d’Obéron et de Titania sera apaisée, ces esprits supérieurs retrouveront une forme de calme et de dignité. Les corps du roi et de la reine des fées se figeront au retour de l’ordre établit pour faire échos à ceux du palais, dans une symétrie physique qui permettrait de revenir à un équilibre naturel. Les voix d’Obéron et de Puck, qui dialoguent et se répondent respectivement en Français et en Laotien, s’insérent dans le tissu de la voix de l’autre et permet à l’auditeur de faire travailler son imagination. Les leitmotiv musicaux des fées, s’insèrent à la poésie de Shakespeare, qui après tout, est aussi est une partition musicale.
La traduction d’une partie du texte en laotien ne fut pas une mince affaire. Les langues anglaise et laotienne étant construites très différemment, il ne pouvait être question de traduction fidèle mais bien d’une adapation. Le théâtre de toute façon, ne se rapporte pas à la fidélité au mot, mais bien à la liberté de s’approprier le texte, qui est fait pour vivre et donc se transformer. Il a fallu retravailler en profondeur le texte, l’adapter, le raccourcir, trouver un équilibre fragile, tendu, entre le langage élisabéthain et une vulgarisation moderne avant d’entamer une traduction. Mais quel plaisir d’entendre pour la première fois les réparties malicieuses de Puck en lao !
Le travail sur cette pièce passe par toute une série de questionnements qui témoigne du chemin accompli. Comment représenter un rêve au théâtre ? Qui de « nous » rêve ? Les spectateurs, qui participent, avec leur imagination, à ce qu’il advient? Le théâtre parle de rêve, et le rêve de théâtre. Il nous renvoie à des dimensions refoulées de notre humanité sous le couvert de civilisations: sens du sacré, rapport aux forces de la nature, libido désordonnée... Dans cette pièce l’amour et le désir sont questionnés quant à leur mélange de réalité, de fantasmes et de projections. Qu’est-ce que l’amour vrai dans cette pièce pleine d’illusions? Avec l’idée qu’une simple fleur puisse changer le cours d’un amour réel et être la base d’un mariage stable, William Shakespeare ne réduit-il pas ce sentiment à une illusion ? L’amour est une épreuve qui transforme, c’est ce « passage » de l’adolescence à l’âge adulte. Et si ce que racontait Le Songe, était finalement une nuit d’initiation qui laisse les jeunes gens transformés, ou comme le dit l’auteur dans la version originale « translated » ? Comme certains rituels ont lieu pour marquer le passage adulte dans différentes cultures dans le monde, fallait-il simplement en passer par là (les sentiments, le désir, les larmes, les peines de cœur, les bagarres) pour grandir ? Est-là simplement une métaphore du passage de l’adolescence à l’âge adulte ?
Quant à la dimension surnaturelle, elle amène encore d’autres questions : sommes nous maîtres de notre destin ? Quand nous rêvons? Ou bien quand sommes éveillés ? L’existentialisme ne semble pas avoir sa place dans ce conte féérique. Qui ordonne donc nos désirs et nos vies ? Est-ce Puck, cette créature surnaturelle, impossible à repérer pour l’oeil humain puisque doué d’invisibilité, si facétieux dans ses délires qu’il est craint dans tous les villages du monde? Ou bien est-ce Obéron, alter ego de William Shakespeare dans la pièce, dramaturge créateur de péripéties, omniprésent et omnipotent ?
La jalousie est un autre thème abordé dans la pièce. Quand Obéron se querelle avec Titania pour un enfant dont elle s’est entiché, désire-t-il rééllement cet enfant ou est-il jaloux de l’amour de Titania pour son jeune page ? Cherche-t-il un moyen de s’assurer qu’il n’a pas de rival dans son cœur, ou bien simplement à démontrer la force de son contrôle sur la reine en lui volant son page par la ruse ? Les couples d’amants contrariés quant à eux renvoient à la notion de désir mimétique. Le désir c’est aussi la jalousie ou l’envie. Et si ce que Somleth désirait tant, n’étant pas Dokmai, mais ce que Viengsay « possède » ? Ce que nous envions, c’est aussi l'être qui possède tel objet. Il est si facile de confondre l’amour et le désir, le fait d’aimer et de vouloir posséder. Ce qui fait la valeur de l’objet c’est justement qu’il est désiré par un autre, c’est une chose que nous avons appris dès notre plus tendre enfance, avec les jouets. Somleth veut l’amour de Dokmai alors que celle-ci aime Viengsay. Viengsay veut épouser Dokmai alors qu’elle est promise à Somleth. Puis au gré du jeu des imitations et des rivalités, le désir, capricieux et incompréhensible, change d’objet, menant à des polarisations successives sur une jeune fille puis sur l’autre. Au début, dans le palais, tout le monde aime Dokmai, puis dans la forêt tout le monde aime Vanida. Mais ce qui est en jeu ce n’est pas simplement d’avoir ce que l’autre a, c’est aussi d’échapper à soi même, au manque, à l’insatisfaction de sa propre condition. Vanida veut devenir Dokmai car elle est aimée de Somleth. Elle est le sujet de sa propre insuffisance d'être.
Leur amitié ne survivra que grâce à la catharsis qui opèrera dans les bois, où ils laisseront libre cours à leurs pulsions, leurs passions, leurs colères jusqu’à en venir aux mains, laissant au corps le contrôle des destinées, des envies humaines, si souvent brimées par l’état social pré-etablit, par l’éducation et les bonnes manières.
L’humour, le mélange des registres (fantastique, comique et tragique), et la confusion entre réel et surnaturel font que Le Songe… est souvent considéré comme une petite fantaisie superficielle et haute en couleur. Or cette pièce, bien que légère, touche en réalité à toutes les problématiques dominantes du coeur humain d’antan et d’aujourd’hui, et n’a pas à rougir devant un Othello, un Hamlet ou un Roméo et Juliette - chefs-d’œuvres Shakespearien tragiques par excellence, grandioses et sanglants -, de son analyse des relations sociales, filiales, et des passions humaines,. Le théâtre est un laboratoire du réel et du rêve. Antoine vitez, dans son « Art du théâtre » nous prévient que « l’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps ». A travers cette nouvelle adaptation du Songe…, je remet donc en question ma pratique théâtrale et ma vision du monde : toutes ces questions que je me suis posés, c’est au spectateur que je les pose dorénavant: « Qu’est-ce que ça veut dire ? » « Qu’y voyez-vous ? ». Les quelques éléments de réponses modestement apportés, dans ce kaléidoscope de mise en scène : multitude de formes, de couleurs, de propositions, d’espaces et de corps enchevétrés, le théâtre, la danse et la musique (langages purs coupés de la culture, tout en s’en reclamant, avec leurs effets emotionnels, pathétiques et immédiats) sont maintenant à disposition de l’auditeur qui aura la responsabilité de construire sa propre expérience dramatique face à cette proposition. Nous espérons de tout cœur qu’il acceptera de faire ce voyage avec nous.
Quelle frontière donc, entre la représentation et la réalité ? C’est un rêve. Le Songe, c’est cet endroit libérateur qui n’appartient qu’à nous, à la frontière floue, mouvante, poreuse, entre réel et illusion, corps et esprit. Comme tous les songes, il est fabriqué de bribes cousues ensemble, qui en fait un réel objet de métissage. Monter cette pièce sauvage au Laos est une aventure humaine incroyable. Le chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui avec toutes ces belles personnes m’emplit de fierté. Je ne peux que remercier avec ferveur les acteurs et les danseurs qui m’ont fait confiance et se sont lancés à cœur et à corps perdus dans ce voyage initiatique unique, ainsi que toutes les personnes qui ont cru en ce projet et ont participé à cette vie théâtrale.
Thiane Khamvongsa